Cascade Pilon del Diablo, Equateur
Dans un clapotis rafraîchissant, son flot serpente sur le flanc ensoleillé de la montagne. Sa source n’est qu’un filet timide sourdant d’entre des pierres polies, mais de prairies en forêts, l’eau se fait plus intense, plus fournie, plus sonore, plus tumultueuse et se fraie, à coup d’épaule, un passage à travers la rocaille. Les neiges éternelles lui offrent une jeunesse sans cesse renouvelée. De pierres en racines, de monts en collines, le flot grossit pour s’abîmer dans des bassins jumeaux. De cinquante mètre ses chevaux sauvages s’élancent etexplosent en fractales sur les roches ruisselantes.
Je ferme les yeux et souris, le visage balayé de millions de perles d’eau. Une plénitude m’envahit. Une confiance inconnue me transporte à travers une joie irraisonnée. Viens, toi qui lis ces lignes, et rejoins-moi. Sur ton visage se dessine un sourire, déjà.
Ecoute ! Derrière nous des buissons s’agitent. Viens, vite ! Des branches sont déplacées, des feuilles piétinées. Un animal se déplace camouflé entre les rameaux. Un chat sauvage ? Un puma aux yeux d’opale ? Un serpent-liane, un tatou qui s’emballe ? Nous ne le saurons jamais car le bruit assourdissant se rappelle à nous, emportant nos esprits dans son flot, entraînant avec lui la dernière de nos pensées. Ferme les yeux et réjouissons-nous de ce bonheur simple où l’âme se mêle l’énergie de la nature. La magie coule en toi. Danse ! La magie chante en toi. Valse comme si ton cœur aimait pour la première fois. Ce bassin t’appartient.
Reviens sur ses rives quand tu le souhaiteras. Peut-être y serai-je déjà, debout face au prodige, et nous noierons les chagrins dans le vertige.
Le Port d’Iquique (Chili)
Je les ai vues les sirènes aux cols larges et bruns, au poil dru et aux moustaches touffues, apparaître et disparaître dans les flots ; je leur ai trouvé moins de charme qu’Ulysse.
Les bateaux rouges blancs et bleus des pêcheurs avec leurs pneus suspendus sur le côté ramènent le poisson au port. Leur cargaison frétillante déchargée à la hâte ameute des pélicans maladroits qui se dandinent sur la jetée à la poursuite d’une proie.
Les mouettes guettent la manne que l’on s’empresse de transbahuter. Les amantes du ciel strient l’azur d’une après-midi brûlée par le vent du désert. Les grises à tête noire et les blanches aux ailes brunes, les pattes jaune et marron, déploient leurs queues en éventail.
Une suite de planches relie la terre à l’onde. Les années l’ont tachée de guano blanc et du sang des poissons décapités. Elles resplendissent quand les rayons du soleil accrochent les écailles tombées au fil des saisons.
À l’ombre d’un poteau, un chien qui somnole tente d’attraper les reflets de l’eau qui lui font des tâches lumineuses sur le museau ; puces sautillantes qui excitent ses paupières. Des hommes de tous âges trottent les mains dans les poches pour passer le temps. Des grand-pères rêveurs tiennent par la main de petits enfants sages avides de glaces à la fraise.
Des pélicans nous survolent, cous rentrés, becs parallèles à l’horizon, les ailes tantôt en fourche, tantôt étendues dans toute leur envergure ; vision ancestrale de ptérodactyles.
Des bouées dérivent dans la houle. Elles suivent une barque rentrant au port. Ces bouées sont les têtes émergées de lions de mer qui tournent autour des embarcations, en quête de pitance. Ces colosses incapables de voler les pêcheurs et de s’envoler impunément avec leur butin, lèvent des yeux humides vers les mouettes puis soupirent lourdement. Ces géants des mers pourraient, d’un coup d’épaule, retourner la barque, mais ne mordront pas la main qui les nourrit.
Un poissonnier jette soudain des abats à la mer et l’hystérie s’empare du petit port. Les cieux déchirés par les cris des oiseaux, la mer bouillonnant sous les remous des mastodontes qui dévalent de la plage. Des centaines de kilos passent les-uns devant les autres, les-uns sur les autres, ronflants et sifflants, jouant des épaules, donnant des coups de tête, pour être les premiers à pénétrer dans l’eau.
C’est une confusion générale orchestrée dans lequel des instruments mal accordés jouent aux virtuoses : les basses ronflent de panique, un chien baryton travaille son La dièse, étouffé par les cris assourdissants des mouettes-sopranes. Ces dernières se jettent avidement sur les peaux argentées et les entrailles des poissons évidés pour chiper ce qu’elle peuvent avant de s’élever à nouveau dans les airs qu’elles emplissent de leurs rires moqueurs.
Il y a à présent neuf lions à la mer. Neuf êtres extraordinaires, surdimensonnés, aux éternuements entourées d’arcs-en-ciel de postillons. Neuf siphons bruyants dans lesquels finit de s’écouler l’eau en une suite de rots caverneux. Neuf anges entourés d’auréoles de mouettes et d’une cour de pélicans.
C’est déjà la fin des victuailles et le silence revient. Sous le ponton, on digère et se prélasse. Les lions de mer se reposent sur la plage de cailloux. Sortis de l’eau où ils se mouvaient si gracieusement, leurs gestes sont lourds. Leurs cous un à un se reposent sur des fraises de bourrelets, entourant des gueules de baronnes bien nourries. Une patte arrière vient parfois leur gratter le menton.
Le mâle dominant est le plus imposant. Ses poils se hérissent au soleil et forment une crinière de lion. Deux yeux entourés de noir m’observent, calmes et implorants, gourmands pour plus de poissons. Finalement, il se résigne et dépose son énorme front sur le dos d’une lionne hirsute qui jouit des faveurs du prince.
Installés sur le toit du marché aux poissons, seuls les pélicans guettent encore une opportunité. Ils se tiennent immobiles, et toisent de leurs regard bleu d’aristocrates leur environnement, l’œil rond et sévère. De profil, ils semblent porter des monocles et dressent un toupet blanc et droit comme un col de chemise. Les pélicans subissent la pénurie de plein fouet : « C’est la crise », semble dire l’un dans un hochement de tête. Dépités, ils quittent le toit du hangar et retournent dnas l’eau pour y avaler tout ce qui s’y est échoué, engloutissant indifféremment, sachets plastiques, cailloux et bouteilles de verre. Une mouette posée sur la mer comme un canard de baignoire en fait les frais : les pélicans, d’abord affairés à se pincer les pattes qu’ils voient bouger sous l’eau, se retournent soudain vers elle et, de tous côtés, la tirent dans leurs becs stupides.
Pour certains c’est l’heure de la toilette : ils battent l’eau de leurs ailes, s’éclaboussant le dos qu’ils grattent de leurs ailes, têtes et becs. Le chien qui avait pour un temps disparu accourt sur la plage pour chasser les volatiles.
Les lions de mer ne s’offusquent pas de cette boule de poils qui fait scandale sur la plage. Un seul, lassé par ses aboiements, se dresse de sa hauteur et dandine sa tête menaçante vers lui, mais trop lent sur ses appuis, il serait incapable de saisir au vol le roquet agile.
Pour la seconde fois, un marin s’approche du ponton et des cinq mètres qui le séparent des géants apathiques, il déverse sur leurs têtes de nouveaux seaux de viscères et d’arrêtes. De nouveau, la folie s’empare des lieux, mais cette fois les mouettes et pélicans n’osent s’aventurer près des lions. Une bataille de titans s’engage. Extatique, le chien aboie, les poils dressés sur le dos, out en se tenant à distance raisonnable.
Le soleil est sur le point de couler dans la mer. Il flotte pour un instant fugace à la surface. Je quitte le pont et avise un pélican. Je ferme les yeux et saute sur son dos alors qu’il s’élance dans un puissant battement d’ailes. Ma poigne d’acier se referme sur son bec. Le pélican court, penchant à droite puis à gauche. Je ferme les yeux plus fort et m’agrippe pour à son cou. Bientôt le souffle du vent me caresse le visage et mes pieds flottent dans le vide. J’ouvre les yeux et fait un signe de la main à ma fiancée Isabelle restée, elle, sur le ponton.
Le bassin de l’ inca, Pérou
Assis dans le bassin de pierre, nos corps flottent dans l’eau fumante. Nous sommes deux vers nus, nus et vulnérables. Sa tête repose gentiment sur mon torse. Blottie contre moi, elle se tient, mon aimée, mais, le corps pris dans les jeux de l’apesanteur aquatique, elle bouge, se déplace au gré de mes mouvements. Et moi, le dos appuyé contre le mur de carreaux blancs et bleus, le buste plongé dans l’eau jusqu’à mi épaule, j’ai les yeux perdus dans un lointain futur. Son corps est chaud. Nous sommes bien, et pourtant… la femme que je serre dans mes bras est appelée à mourir. Je ne la pleure pas, n’éprouve pas de tristesse. J’acceptai ce mystère le jour où je la choisis : un jour, son coeur de tourterelle ne roucoulera plus. Elle tressaille soudain et embrasse mon menton. En l’épousant, j’épousais avec elle ce secret terrible: un jour elle ne m’embrasserait plus et je lui survivrai. Quelle étrange dot.
Je me redresse et l’eau trace sur ma peau d’éphémères arabesques qui rejoignent le bassin, comme les moments de nos vies disparaissent dans la mémoire du monde.
Nos corps flétriront, comme la peau de mes doigts dans l’eau chaude du bassin. Elle sera vieille et ridée, mon amie, mon aimée, et jusqu’au dernier souffle, nous resterons serrés, dans ce rêve illusoire d’éternité. Ce que nos yeux fatigués verrons de l’autre, nos coeurs l’embelliront, effaçant chaque ride, dépassant nos faiblesses, et ses cheveux d’argent auront la couleur d’autrefois.
Elle me regarde et soupire. Nous avons juste vingt ans et la vapeur dégouline sur nos visages palpitants. La mort ne m’angoisse pas. Je la regarde en face. Je l’observe sous les traits de ce visage chéri. Nous nous sourions, préférant l’ignorance et la confiance aveugle dans les années à venir. Nos sourires illumineront les chemins à parcourir. Je refais la promesse de l’aimer chaque jour.
Quand la vapeur du temps aura érodé nos corps, que notre énergie vitale sera redevenue eau, nous remonterons au ciel, nous mêlerons aux nuages et, par la pluie qui donne vie, nous reviendrons sur terre. Et, si Dieu le veut, nous nous retrouverons, et nous jurerons une nouvelle fois fidélité.
Jusqu’à la prochaine pluie.